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samedi 7 mai 2011

Anne Sophie Mathis, boxer pour vivre..

© bertrand desprez

 Elles sont une poignée de pros à pratiquer la boxe de combat, en France. Anne-Sophie Mathis, quadruple championne du monde, vient de faire son grand retour après deux ans d'arrêt. Portrait d'une guerrière.
Une histoire racontée par  Delphine Saubaber, grand reporter à L'Express

Assise dans un coin du vestiaire, sanglée dans son brassard noir, elle n'est déjà plus la même. Sèche et blafarde, les cheveux tirés en tresses africaines, le regard immobile. Depuis une demi-heure, en silence, René Cordier, son entraîneur, lui pose ses bandages, qui protégeront ses os métacarpiens, sous les gants. Tout un cérémonial. Elle remue ses mâchoires. Entend-elle, de l'autre côté de la porte, le rap surpuissant qui s'élève? Les 2000 spectateurs de Pontault-Combault (Seine-et-Marne) sont en fusion. Après deux années d'arrêt et une grosse opération, Anne-Sophie Mathis, ex-quadruple championne du monde, fait son grand retour, pour un titre européen. Ce soir du 29 avril, Duda Yankovich est en travers de son chemin. Une Brésilienne d'origine serbe, une ex-championne du monde. Un dernier ordre murmuré. La porte s'ouvre. "Vas-y, Anne-So, c'est l'heure!"   

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C'est l'histoire d'une femme dans un sport d'hommes, d'une gamine seule dans un monde trop dur, d'une tueuse au milieu d'une arène. Elle aurait pu mal finir, elle est devenue la première femme à remporter le titre de championne du monde dans les quatre fédérations principales, en super-léger. Sur un ring, sur son carré de lumière bleu pétrole, à moitié nue, elle fait peur. Elle ne frappe pas, elle démolit: 24 combats et 23 victoires, dont 20 par KO. Dans la vie, Anne-Sophie Mathis, 33 ans, est restée plutôt timide. Une enfant qui pense au père qu'elle n'a plus et qui s'incline devant son idole, Mike Tyson. "Iron Mike" la terreur, au style reconnaissable entre mille: marcher sur l'adversaire comme un tank et prendre quelques coups l'air dégagé, avant d'envoyer l'autre bouffer le tapis au deuxième round, pour quelques secondes qui durent une éternité. "Un style efficace, qui va à l'essentiel", comme dit Anne-So.  



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"Elle était dure au mal, avec un mental de fer"
J moins 15, 18 heures, à la salle Dombasle Boxe, en Meurthe-et-Moselle. Dans son bureau encombré de coupes, René Cordier attend sa boxeuse pour la suée du soir. Quarante ans, déjà, que ce coach mâtiné d'éducateur social "drive" des champions et recadre pas mal de graines de violence recrutées au pied des HLM, avec son ring mobile. Quand Anne-Sophie vient le voir, à la fin des années 1990, avec son air de chat efflanqué, il la renvoie à la maison: "Je n'entraîne pas les filles." Le premier combat professionnel de boxe anglaise féminine en France date de 2000, autant dire hier. Les filles des géants américains adulés par le boxing business - Laila Ali, Jackie Frazier - ont ouvert la voie. Alors Anne-So revient à la charge. Ses victoires en boxe thaïe et française (boxe pieds-poings) lui ont blindé la carrosserie, et elle qui a toujours rêvé des étoiles ne pense plus qu'au "noble art", à la boxe anglaise, celle des puristes. Intrigué, René Cordier finit par la mettre à l'essai avec l'un de ses champions: "Il y avait un truc à faire, glisse-t-il dans un sourire. Elle était dure au mal, avec un mental de fer." Et de la rage pilée au fond des os. Depuis, entre ces deux-là, c'est à la vie, à la mort. 
A la salle Dombasle Boxe, en Meurthe-et-Moselle, Anne-Sophie Mathis, 33 ans s'entraîne avec les pros et les amateurs. Ici à sa gauche, Greg Tony, 1,95 m, son premier amour qui l'a emmenée dans une salle de boxe à 15 ans, et devenu un champion, lui aussi (kick boxing, boxe thaïe et anglaise).

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Anne-Sophie Mathis, contre sa compatriote Myriam Lamare (à gauche) le 2 Decembre 2006 à Paris.
AFP PHOTO MEHDI FEDOUACH

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Anne-Sophie est une jolie blonde de 1,80 mètre qui pourrait arpenter des podiums, mais son monde est celui de Thomas Hobbes: l'homme est un loup pour l'homme. "Il n'y a pas de place pour deux dans la vie et sur un ring. Si l'autre faiblit, je n'ai qu'une envie: l'achever. Il n'y a pas de sentiment", dit-elle, calmement, assise sur un rameur, dans la salle de Dombasle. Elle est arrivée en jeans et décolleté, sourire avenant, yeux bleu délavé. Et elle a débité son histoire. Un père routier, jamais là, une mère aide-soignante, "le début des conneries vers 12-13 ans" et une vie cassée en deux, un jour de décembre 1992. "Je traînais dehors, un camion de police a déboulé à ma hauteur pour me donner une lettre. Ils n'arrivaient pas à joindre ma mère. Elle devait appeler la morgue. C'est moi qui lui ai donné le papier. Elle s'est mise à hurler." Soudain, ses yeux se noient, elle les colle au plancher. "On arrête deux minutes." 
"Si l'autre faiblit, je n'ai qu'une envie: l'achever"

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Le routier a eu une crise cardiaque au volant de son bahut. La maison est vendue. C'est le début de la galère. A 15 ans, Anne-Sophie bourlingue son mal de vivre à coups de tête sur le bitume. Son petit ami Greg Tony, un fou de boxe, l'entraîne dans sa salle. "Et là, c'est le miracle: tout ce qu'elle ne peut pas exprimer par les mots a pris corps dans le sac de frappe", raconte Valérie Rodrigue, son amie qui a écrit avec elle un beau livre, Je me bats dans la vie comme sur le ring (J'ai lu). "AS" apprend à se relever quand elle tombe, à regarder arriver les coups les yeux grands ouverts, à en encaisser pour en donner. Elle parle de la salle de boxe comme d'un "cocon", à l'écart d'un monde sans cadre ni morale. Un espace clos, une matrice, où la peur n'est plus dans son camp, mais dans l'autre. Parce qu'on boxe d'abord contre soi.  
13 juin 1977 Naissance à Nancy (Meurthe-et-Moselle). 
2003 Vrais débuts en boxe anglaise. 
2 décembre 2006 Championne du monde contre l'invaincue Myriam Lamare à Paris-Bercy. 
29 juin 2007 Elle conserve son titre contre Lamare à Marseille. 
8 mars 2008 Victoire contre la Panaméenne Ana Pascal. 
22 novembre 2008 Victoire contre la Portoricaine Belinda Laracuente. 
29 novembre 2008 Gant d'argent, derrière Brahim Asloum. 
26 novembre 2010 Reprise après deux ans d'arrêt pour cause de combats annulés et de problèmes de santé. 
A Dombasle Boxe, ce soir, la Mathis s'entraîne, comme d'habitude, au milieu d'une quinzaine de costauds, pros ou amateurs, sous les ordres gueulards de René. On n'est pas au Club Med Gym. Posters défraîchis aux murs, lumière qui tombe des néons, corps lavés de sueur. Avant un combat, René épuise AS quatre heures par jour: course dans la boue, coupe de bois pour l'hiver ("C'est bon pour les trapèzes"), travail des réflexes et des enchaînements. Pour ça, René a son système. Il actionne une série d'interrupteurs qui allument des voyants lumineux: "Bras avant, bras arrière, uppercut, bras avant..." Tête en avant, yeux enfoncés, AS répète les gestes à une vitesse démente. La survie, sur un ring, se joue en microsecondes. On a rarement le temps de réciter son chapelet quand arrive un uppercut. 
C'est l'heure de "la leçon". René enfile ses palettes rembourrées. Anne-So, casquée jusqu'aux yeux, va pouvoir s'en donner à coeur joie. Elle sautille sur le tapis, étrange mélange de grâce animale et de violence contenue. Au gong, elle explose. Et l'on n'entend plus qu'un bombardement de bruits mats. Deux minutes comme ça, c'est long. Dans le coin, René s'éponge la façade: "Elle frappe, hein! Un jour, je n'ai pas mis la main assez vite. Elle m'a démonté la mandibule." Il a dû arborer un appareil dentaire pendant plusieurs jours.  

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Elle aussi s'en est pris, des KO debout, à l'entraînement avec les hommes. Sans rien d'autre dans l'estomac qu'un poisson-salade, pendant un mois, quand il fallait descendre à 63,503 kilos, le poids de combat en super-léger. "Un calvaire, dit-elle. J'avais des crises de boulimie, René m'enlevait le chocolat du frigo!" Mais être en super-léger, c'était la condition pour "boxer" Myriam Lamare, la championne du monde, la Marseillaise invaincue qui monopolisait l'oeil des médias. C'était la stratégie de René pour tailler un nom à la Mathis. Bingo. Ce 2 décembre 2006, devant 16 000 spectateurs à Paris-Bercy, AS fait cracher des trémolos d'admiration à Jean-Claude Bouttier, consultant de Canal+, qui a longtemps refusé de cautionner les combats féminins. Ce soir-là, personne ne parie sur elle. Au septième round, Myriam Lamare a le visage halluciné. Ses yeux dansent. L'arbitre arrête le massacre. 
"Trop forte, maman !" lui crie sa fille
Sous le ciel de Bercy, la fille de Lorraine, au RMI, fixe le feu des projecteurs et dédie sa victoire à l'absent. Son père, dont sa mère, ce soir-là, lui chuchotera que lui aussi avait boxé, à Dombasle... Elle ne lui en avait jamais parlé, par peur de la voir s'engager sur le même chemin. KO, Anne-So sort de l'ombre. Fini, les petits boulots d'ambulancière, de femme de ménage, de gardienne au zoo à nourrir Victor le chimpanzé; fini, les soirées à chialer de fatigue. Désormais, elle vivra de son sport, même si les femmes gagnent 90% de moins que les confrères. Elle flanque une autre dérouillée à Lamare, puis à la Panaméenne Ana Pascal, alias Dinamita, qui ressemble à un homme, à l'incendiaire Belinda Laracuente. Il n'y aura qu'une série de combats annulés et une sale hernie pour la clouer au repos, pendant deux ans. Entre-temps, Myriam Lamare est redevenue la n°1 en France, et elle réclame un troisième combat. Cabotine, la Mathis plisse les yeux: "J'ai tout à perdre à accepter. Le seul intérêt sera l'argent..."  
Aujourd'hui, elle ne pense qu'à redevenir la reine, mais en "welter", à 66,678 kilos. René prévient: "Devenir un champion, c'est dur. Le redevenir, encore plus..." Mais sa mère a arrêté de lui dire: "T'en as pas marre de te faire taper dessus?" Anne-Sophie a aussi appris à aimer ses épaules. Et sa petite Lena, 10 ans, qu'elle élève seule, accepte un peu plus de voir maman entre les cordes, même si celle-ci ne l'emmène jamais dans un combat: "J'ai peur de prendre un mauvais coup." 
Un regard de môme bastonneuse
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22h30, à Pontault-Combault. La danse a commencé. Anne-So vient d'encaisser un coup de tête de la Serbe, qui est arrivée sur le ring en papillonnant des paupières. Elle s'énerve. Une tigresse, tout en muscles, qui a le regard de la môme bastonneuse de 15 ans. Elle vise le foie. Matraque la Serbe de missiles à lui ôter la peau du corps. Au deuxième round, Yankovitch a les genoux qui font bravo. Sauvée par le gong. Son coach lui asperge le visage d'eau. Reprise. Mathis abrège sa souffrance. "Victoire par KO technique, Aaaaaanne-Sophiiiie Mathiiiisss !" 
Le tour de piste aura duré cinq minutes. Elle sourit à René, qui la couve des yeux, file appeler Lena, qui ne dort pas: "Alors? - Gagné! - Trop forte, maman!" Cette année, la Mathis a deux autres poids lourds dans le viseur: la Norvégienne Cecilia Braekhus et l'Américaine Holly Holm. Avec l'argent qu'elle gagnera, si elle les embaume, elle voudrait s'acheter une petite maison à la campagne, "avec un jardin". 

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Au troisième round, Yankovich titube. L'arbitre intervient. Mathis n'a fait qu'une bouchée de son adversaire. Elle a réussi son retour haut la main, dans un titre européen.© bertrand desprez
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